C’est un solo, donc il s’agit(e) d’une solitude.
Elle se déploie sur plusieurs espaces, plusieurs territoires,
Mais c’est toujours une seule et même errance,
Autour d’une identité à dénicher, à trouver ou retrouver,
Qui ne semble jamais acquise.
C’est une quête de soi, tantôt ludique, tantôt effarouchée.
Au départ il y a la volonté de faire tenir debout un personnage bancal, dont l’essence est le déséquilibre, avec l’influence de Molloy, personnage de Beckett idéalement confus dans la perception de son propre corps, de ses jambes défaillantes et orteils manquants. Puis intervient un travail sur les limites de l’espace scénographique, où la contrainte métrique reflète la contrainte mentale du personnage.
« Je suis tombé sur Molloy »
Le fond de l’air effraie Nicolas Hubert. Ce danseur s’essaie à un exercice de monstration autonome, drolatique et concis, où l’on voit combien est difficile l’art de se promener dans sa tête.
J’avais deux désirs surtout : un personnage qui puisse me coller à la peau sans pour autant être un autoportrait, et la transposition à la scène d’un travail sur l’espace que j’avais initié aux beaux-arts, où j’ai passé cinq ans avant d’entrer dans la danse.
Le personnage, je le voyais bancal. Je voulais travailler à partir d’un paradoxe simple. Pour danser, on doit maîtriser la machine, et ç’allait être un bon jeu que de faire tenir debout un personnage dont l’essence serait le déséquilibre. La confrontation avec la technique y gagnait en distance. Je lâchais du lest.
Puis je suis tombé sur le Molloy de Beckett, un personnage idéalement confus dans la perception de son corps. Il ne sait plus laquelle de ses jambes a cessé de fonctionner – elles alternent peut-être - il ne sait plus, non plus, combien il a d’orteils, il est incapable de faire l’état des lieux. Le travail du corps est parti de cette idée des jambes défaillantes. Elle nous a donné, au personnage et moi, des élans et des chutes. Quand je butais je m’en servais pour le ranimer. J’ai utilisé des formes répertoriées (des tours, pirouettes, sauts) dérivées du classique, associées à des passages acrobatiques dans la volonté de détourner la prouesse pour évoquer le corps malhabile.
Il fallait l’habiller, aussi. La nudité, c’est pas mon boulot. J’ai trouvé des bandelettes médicales, à détourner de leur fonction habituelle. Utilisées comme des caches, elles lui font un vêtement bien à lui, qui habite dans ses blessures. Le spectacle est en deux tableaux distincts dont le deuxième est une "fausse sortie", où il se trouve dans un dehors bâtard, qu’il ne maîtrise pas et qu’il explore sans pour autant sortir de ses propres méandres. Pendant cette mauvaise délivrance, comme tout un chacun s’habille pour aller dehors, il est endimanché, mais son costume ne suffit pas à cacher son allure initiale de type enfui d’un hôpital.
Ce passage du dedans au dehors est un moment de rupture dans le spectacle. J’ai conçu la scénographie en vue, justement, d’un changement d’état assez brusque. Au début j’évolue à l’intérieur d’un cube incomplet, une sorte de boîte. Hors du champ de vision du spectateur, j’actionne le décor par l’arrière et deux parois tombent. D’un coup, dans un beau fracas. Le personnage perd son habitacle. Il se retrouve sur une surface carrée, placée sur la diagonale de la scène. Paradoxalement, l’ouverture se fait donc sur un espace clos par ses limites géométriques. Le personnage est mis à découvert, c’est très violent, mais il reste enfermé dans le plan.
Dans la chorégraphie, j’ai beaucoup utilisé la contrainte métrique. Elle répondait exactement à la contrainte mentale que je cherchais à incarner. Ce sont les limites du carré qui font bouger mon personnage, il est renvoyé de l’une à l’autre, tombe en évitant un bord et roule jusqu’à rencontrer celui d’en face. C’était aussi, dans la boîte initiale comme sur ce sordide plancher qu’elle devient, réaliser un fantasme que j’avais déjà commencé à satisfaire aux beaux-arts. La projection en trois dimension du mettre une figure dans un carré de Vinci, dont j’avais découvert une version concurrente dans le mandala indien. Un corps ressemble à tout sauf à un carré. En photo, j’utilisais des procédés anamorphiques pour placer un personnage (il se trouve que je m’avais facilement sous la main) dans un carré.
Il y avait là, en plus, un plaisir évident de la contradiction. La figuration rencontrait l’abstraction géométrique, il fallait qu’elles cohabitent dans l’image. Peut-être est-ce le fait d’un esprit bien détournant, mais je n’avais jamais pu m’empêcher de trouver cette contradiction jusque dans les icônes où l’auréole abstraite et métallique vient perturber le regard. J’étais réactif face aux grandes questions conceptuelles qu’il faut rencontrer aux beaux-arts, il fallait que je les déjoue pour accepter de me les poser. Je vais te mettre un bonhomme là-dedans... et puis j’y ai pris goût. Les pieds de nez narratifs sont devenus mon mode de fonctionnement, et m’ont tenu serré aux socles formels dont ils dépendaient. Je suis toujours, sur scène, dans cette volonté forcenée d’assembler l’ironie avec le respect face aux "choses graves".
En fait, si le spectacle diffère du travail plastique, c’est essentiellement parce qu’il impose un temps d’attention. C’est moins vrai depuis que la vidéo est venu y introduire cette obligation dont le spectacle avait eu le monopole. Je ne trouve pas ça très noble d’être aussi directif, mais ça correspond mieux au besoin que j’ai de quelque chose qui se déroule, dont on n’ait la totalité qu’après l’avoir vu se modifier.
Maintenant, je me mets à fabriquer des structures plus légères que ce décor, qui seront des supports pour que la danse puisse avoir lieu n’importe où. C’est aussi rejoindre le travail d’installation et de sculpture que j’ai aimé aux beaux-arts, mais en y mesurant le corps plus directement.
propos recueillis et mis en forme par Éléonore Espargilière
Article extrait du numéro 5 (octobre 2001) de la revue pluridisciplinaire Fusées
(littérature, arts, cinéma, gastronomie, sports…), éditions Carte Blanche.